ARPAD POLGAR – TRANSIENT TOPOGRAPHIES

Transient Topographies – Fleeting Gardens

Pour épancher une soif de l’univers, je n’ai eu de cesse de visiter les formes de la nature dans l’espoir de pouvoir un jour saisir, par la photographie, ne serait-ce qu’un infime fragment de substance réelle et ainsi capter le merveilleux. Je m’étais d’abord attaché à la croyance que le devenir pouvait être fixé, emporté et reproduit à l’envi. Je pensais que le choix d’un juste cadrage et d’un moment privilégié pouvaient aider à transformer cette extraction unique en symbole représentatif d’une condition plus large, voire globale ; un regard aiguisé, l’expertise technique ainsi qu’une dose de sensible devaient suffire, me semblait-il, pour immortaliser l’essentiel, revivre une émotion ou susciter l’étonnement, rendant équivalentes et dignes toutes choses, eussent-elles été harnachées d’un a priori laid, beau ou quelconque.

Le prodige de la photographie nourrit essentiellement une gourmandise : prendre possession du cosmos en récoltant ses graines pour leur conservation dans notre garde-manger subjectif. La fièvre du collectionneur m’avait dès lors consumé dans mes explorations visuelles. A la crainte constante de perdre à jamais une réminiscence précieuse et fondamentale s’ajoutait le souci d’être emporté par le temps dans une course vers l’impossible. Ma frénésie d’appropriation face à l’immensité hors de portée s’accompagnait d’une hantise d’insuffisance, de doutes à n’obtenir que des traces photographiques disjointes, bien en-deçà de l’ensemble continu et débordant du monde.

La question centrale devint alors de savoir comment extirper, en une seule image, le germe qui contiendrait les flux de dissolutions et de naissances ? Comment trouver l’analogie d’une vibration originelle par une représentation photographique plate, amorphe et finie ?

La dissection du paysage me semblait une voie prometteuse. Le paysage n’est-il pas une représentation générique de la nature ? N’est-il pas décor fortuit en dehors de l’Humain où s’entremêlent ses projections, peurs, espoirs, cauchemars ou rêves romantiques ? L’âme délicate s’émeut devant le spectacle de l’immensité, devant la surabondance d’infimes détails et de formes, devant lumières et couleurs imprévisibles et changeantes. Cette contemplation pose un œil empathique au sein d’un maelström de floraisons et de flétrissements qui s’épanche bien au-delà de l’existence et de l’entendement humains. Ainsi, je présume que le paysage n’existe pas en soi. Il me semble mirage de nos sens, de notre imaginaire et de notre vécu, à l’entrecroisement de notre intérieur et de l’état extérieur. Ce qui nous paraît si merveilleux est l’écho de notre être en devenir dans ce qui est autre, dans ce qui se crée et se meurt au hasard hors de nous. Entre ces multitudes et notre singularité se dresse alors un spectre de réel pour nous faciliter la tâche de l’appréhension du monde, à savoir un paysage spéculaire qui ne restera qu’une approximation du reste.

Dans une tentative de vouloir asseoir cette série d’images comme reproductions du paysage spéculaire, lieu d’interactions des flux extérieurs et intérieurs, je me suis départi du cliché « d’après nature » et j’ai tenté les décalages. En cherchant dans les franges de la réplication photographique, j’ai sondé par immersion un univers recomposé de fragments épars et d’objets trouvés dans la nature. Un cumul d’instants discrets et de scènes rapiécées forment ainsi une sorte de topographie reconfigurée que l’on pourrait désigner comme avatar. La densification de textures et de structures crée un amalgame qui s’étale au gré du hasard. Une fréquence amplifiée de particules et de salissures anime l’œil curieux à scruter d’innombrables détails qui naissent ou se dérobent sous un voile de foisonnements, au milieu de végétations en éclosion et en décomposition. A force d’avoir traqué le furtif et le multiple, j’espère avoir capté quelques empreintes, anatomies ou hallucinations du réel au travers de ces topographies reconstituées en jardins évanescents.

mai 2020